Publié le 15 mai 2023 Mis à jour le 15 mai 2023

Cette journée d'étude est organisée par Alessandro Stanziani du Groupe de recherche sur l’histoire de l’environnement du Centre de recherche historique (CRH, EHESS).

Date(s)

le 13 juin 2023

de 10h30 à 17h30

CRH - Centre de recherches historiques
CRH - Centre de recherches historiques
L’ambition de cette journée est de réfléchir autour d’une histoire connectée des pensées économiques. Nos discussions ne visent ni à repérer l’émergence de la « véritable » économie ni, au contraire, à évoquer des « modernités multiples » et l’existence d’une pensée « alternative » indienne, chinoise ou islamique. Nous discuterons la manière dont les universalités et/ou multiplicités des mondes économiques ont été conçues, reçues, puis mises en pratique dans des contextes pluriels et avec quels résultats en termes de constructions savantes et de politiques économiques.

Après une première journée consacrée à la notion de valeur, en octobre 2022, nous entendons discuter cette fois-ci de celle de « terre » dans les pensées savantes et dans les pratiques, multiples, en France et en Europe, en Afrique, aux Amériques et en Russie, du XVIIIe au XXe siècle.


Matinée 10 :30-13 :00

  • Julien Vincent, Université Paris 1, "La redéfinition de la terre par l'économie politique et la place de la république française dans le monde"

L'idée serait de contextualiser un événement de l'histoire de la pensée économique, à savoir la redéfinition de la terre comme un capital et comme un outil, semblables à n'importe quels autres, notamment chez JB Say (1803) ou Destutt de Tracy (1806-7). Afin de comprendre ce qui est en jeu dans ces propositions théoriques, il convient de reconstituer l'ensemble de "l'assemblage" (Tania Li) des savoirs, règles de droit, valeurs symboliques et affects qui sont attachés à la terre, et considérer le bouleversement radical dont cet assemblage fait l'objet pendant la décennie révolutionnaire. Deux instruments de gouvernement en particulier sont au centre du nouveau régime de savoirs territoriaux qui va jouer un rôle clé dans ce basculement: le cadastre et la comptabilité publique. Ces derniers ne sont pas simplement des instruments fiscaux, ce sont aussi des armes bien réelles dans la guerre du crédit public qui oppose la République française à la monarchie britannique. Contextualiser leur mise en place pendant la période clé du Consulat (1800-1804) permet de mettre en lumière la dimension globale de ce débat : il s'agit de définir la place sur le globe (et même dans l'univers) des républiques territoriales modernes face à un monstre marin britannique qui utilise sa domination navale pour imposer un impérialisme tyrannique sur tous les continents.

  • Jean-Baptiste Fressoz, CRH, "La terre est un animal"

Carolyn Merchant, dans son ouvrage devenu classique The Death of Nature, explique que, durant l’Antiquité, la Renaissance et jusqu’au XVIIe siècle, notre planète avait été conçue comme une mère nourricière qu’il convenait de respecter. Selon elle, la « révolution scientifique » et l’émergence du capitalisme entraînèrent un effacement des théories organicistes. La nature devint une vaste machine qu’il s’agissait d’expliquer, d’exploiter, d’améliorer. En réalité, la Terre n’a jamais cessé d’être pensée comme un gigantesque animal. Pendant la révolution, cette idée acquiert une force nouvelle : elle sert à la fois à bâtir une nouvelle religion républicaine et naturelle et à penser les questions environnementales.

  • Marc Elie, « La terre ment-elle ? Attribuer une valeur aux sols en URSS. Les agronomes et la bonitirovka, 1960-1990 ».

Alors que les agronomes, dans les années 1950-60, critiquent les « consignes stéréotypées » produites à Moscou (shablony), au titre qu’elles ignorent les différences dans les conditions locales, l’intérêt pour une connaissance fine des qualités agronomiques des terres se renforce. Comment, en effet, les agences planificatrices peuvent-elles tenir compte d’une qualité plus faible ou plus forte des sols d’une exploitation à l’autre pour attribuer équitablement les obligations productives ? La réponse qu’ils apportent à cette question est la bonitirovka, l’évaluation agronomique des sols, incluant le cadastrage et la cartographie de ces données d’évaluation. Tâche titanesque dans le plus grand pays du monde (qui s’était jusque-là passé de cadastre), confiée aux chercheurs en sciences des sols et en agronomie. Que nous dit l’échec très long (1960-milieu des années 1990) de ce projet de la manière dont la terre est valorisée dans un système économique non marchand et planifié où la terre est la propriété de l’État, mais où un nombre considérable d’acteurs ont des droits de possession et d’usage très étendus ?

Après-Midi. 14 :00-17 :30

  • Denis Cogneau, PSE, IRD, EHESS La terre en Afrique, de l’abondance à la rareté

Les économies africaines ont longtemps été décrites par une caractéristique dominante, l’abondance de la terre relativement à la main-d’œuvre disponible, avec toute une série de conséquences sur la spécialisation commerciale, la répartition du revenu, les formes de la pauvreté, et les organisations politiques et étatiques. Toutefois, il y a toujours eu de fortes différentes spatiales dans la densité du peuplement, du Sahel au Rwanda, de l’Egypte du Nil et des hauts plateaux éthiopiens au cône austral. Depuis la colonisation jusqu’à aujourd’hui, une forte croissance démographique a progressivement conduit à la raréfaction des terres disponibles, avec parfois des conséquences malthusiennes dramatiques. La rareté croissante des « bonnes terres » suffisamment productives et accessibles pousse aussi à l’individualisation de la propriété (démarcation, titrisation, etc.). Là encore, toutes les régions ne traversent pas cette transformation au même degré ni au même rythme.

  • Arnaud Orain, Université Paris 8, : La physique oeconomique, la terre et l'équilibre général du vivant

La physique oeconomique, à la croisée de la physique aristotélicienne des quatre éléments (terre, eau, air, feu), de la philosophie naturelle de la Renaissance et des travaux du naturaliste suédois Carl von Linné (1707-1778), est un savoir concurrent de l'économie politique sur la période 1750-1820. Fondé sur les connaissances vernaculaires des praticiens (naturalistes, médecins, fermiers), l'élément "terre" joue un rôle central dans ce savoir, mais pas au sens que les Physiocrates ou Smith lui assignent au même moment : la notion de "production" n'existe pas chez les physiciens oeconomes car ce qu'ils cherchent, dans un mouvement que l'on qualifierait de symbiotique, c'est un équilibre général des espèces, une satisfaction des besoins humains par prélèvements grâce à la découverte des propriétés insoupçonnées des terroirs locaux ainsi que par une vaste politique d'acclimatation des végétaux et des animaux.

Commentaires : Loïc Charles, Université Paris 8, Ined.

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